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Claude Hamonet

 

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« Cette notion "d’Homme normal" trouve peut-être son origine dans la vision médicale de l’être humain », Erving Goffman, Stigmate (1).
« Aucune guérison n’est retour à l’innocence biologique », Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique (2).

LA SUBJECTIVITÉ :
la dimension cachée du
handicap et de la Réadaptation

 

L’approche psychologique de la personne handicapée ne doit plus se limiter à une évaluation des performances cognitives et à l’accompagnement de ce qu’il est habituel d’appeler « travail de deuil », une nouvelle dimension, anthropologique, doit être donnée à l’appréciation de la subjectivité.

La notion de subjectivité, c’est-à-dire de ce que ressent la personne qui vit des situations de handicap, est l’un des principaux paramètres qui entrent, aujourd’hui, dans la définition même de l’état de handicap.

 

LE HANDICAP


 

 

 

Le Système d’identification du handicap - SIMH (Paris - Créteil, Porto 3)

 

On ne peut pas établir et évaluer correctement une réadaptation si on ne tient pas compte de l’interprétation et du ressenti par la personne handicapée des évènements qu’elle vit dans un contexte de handicap.

Une telle approche rejoint les préoccupations de l’OMS, à propos de la définition de la santé, à partir de la notion de « bien-être » :
« La santé est un état de complet bien-être physique, psychologique et social, qui ne consiste pas seulement en l’absence de maladie ou d’infirmités » (Charte de l’OMS, 1947). Une telle définition est évidemment utopique et s’apparente davantage à l’idée que l’on se fait du bonheur.

Une définition, plus réaliste, est proposée par René Dubos (3) : « Un état physique et mental relativement exempt de gêne ou de souffrance qui permet à l’individu de fonctionner aussi efficacement et aussi longtemps que possible dans le milieu où le hasard ou le choix l’ont placé ». Nous y apportons quelques modifications. On pourrait plagier en disant qu’être un Homme en bonne santé c’est être un Homme qui ne connaît pas de situation de handicaps dans la vie. À la place de « fonctionner », nous proposons « être autonome » qui est plus moderne et plus approprié au vocabulaire de l’handicapologie.

Une telle notion de la santé s’articule parfaitement avec celle de handicap et de réadaptation, puisqu’il s’agit de retrouver un équilibre, même précaire, même transitoire, entre les exigences de l’environnement et les aptitudes fonctionnelles de la personne. Elle remet en cause la notion même de guérison qui est dissociée de celle du retour à un état anatomique et physiologique considéré comme normal. C’est ainsi qu’un paraplégique peut être guéri s’il a trouvé un bon équilibre entre la compensation fonctionnelle et situationnelle et son état lésionnel, Il en est de même pour un amputé de l’avant-bras, appareillé par une prothèse myoélectrique, qui a trouvé une autonomie (avec dépendance de sa prothèse) complète pour les situations de la vie courante et les situations professionnelles.

Ces préoccupations de « bien-être de la personne » concernent aussi la sexualité et la vie amoureuse. Cette notion a été intégrée par l’OMS en 1975 en proposant le concept de « santé sexuelle » ainsi définie : « La santé sexuelle représente l’intégration des éléments somatiques, affectifs, intellectuels et sociaux de la vie sexuelle, de façon à favoriser l’épanouissement et la mise en valeur de la personnalité, la communication et l’amour. Le droit à l’information sexuelle et le droit au plaisir sont des valeurs inhérentes à ce concept ».

Les personnes handicapées attendent des rééducateurs une relation de confiance et de franchise sans brutalité et ne souhaitent pas que les préoccupations portent uniquement sur l’état de leur peau, de leur vessie et de leur fauteuil roulant. Robert Murphy dans son extraordinaire témoignage le corps silencieux, un voyage à l’intérieur de la paralysie (5) indique que ce qu’il a toujours attendu de ses médecins c’est que l’un d’eux lui dise « qu’est-ce que ca vous fait d’être tétraplégique ? ». Il en est de même d’un médecin victime d’un traumatisme cérébral qui reproche aux médecins de ne pas lui avoir dit, à un moment donné, qu’il serait handicapé.

Un tel recentrage de l’information, du raisonnement médical et des aspects éthiques de la médecine et de la santé est devenu encore plus nécessaire face au déferlement de pratiques de soins que nos prédécesseurs du XVIIe siècle tels que Gillibert de Lyon (6) auraient qualifié de « charlatanesques ». Issues d’un reboutisme ancestral, elles développent des théories réductrices qui font, par exemple, de « l’ajustement ostéopathique » du corps une panacée, oubliant que l’Homme est aussi formé d’un « esprit ». Ailleurs c’est précisément le psychisme qui est visé, à travers des théories douteuses qui prennent l’habillage de « kinésiologie » ou de PNL (« Psycho-Neuro-Linguistique »). À entendre certains discours théorisants, à l’aube du XXIe siècle, on croit rêver !! Diafoirus a changé de camp ! La recherche de spiritualité, nécessaire à l’Homme, surtout dans ces périodes de « catastrophisme mondialisé » et, singulièrement à l’Homme qui souffre, doit trouver une autre réponse, de la part des médecins dont le rôle est aussi de « contribuer à réenchanter un monde désenchanté » selon l’expression de Christian Hervé (7) et pas seulement de traiter des corps pathologiques ou déformés.

 

La subjectivité et la pratique quotidienne de la médecine de Rééducation

Dans le contexte de la recherche que nous avons menée de façon continue, depuis plusieurs années, sur l’identification et l’évaluation du phénomène handicap, nous avons introduit, à partie de 1998, une quatrième dimension au modèle tridimensionnel (lésions, fonctions, situations), radicalement différent de celui (bidimensionnel en fait) de P.H.N. Wood (8) que nous avions défini et validé (4, 10). Nous l’avons appelée « subjectivité ».

L’objectif était d’associer la personne concernée à sa propre évaluation, mais aussi de mieux connaître son interprétation personnelle sur les circonstances de survenue, son état actuel et les possibilités d’évolution. Plusieurs volets sont envisagés.

Le point de vue sur les circonstances de survenue est essentiel et trop souvent négligé. Il a une signification anthropologique profonde de passage d’un état à l’autre. Ce passage, dans un monde violent, est souvent perçu comme une atteinte à l’honneur comme le soulignent Julian Pitt-Rivers (11) ou Yvonne Lambert-Faivre (12).

« Tout affront physique est un affront à l’honneur dans la mesure où s’en trouve souillée ce que Simmel appelle "ideal sphere" qui circonscrit l’honneur d’une personne », J. Pitt-Rivers (11).

« L’atteinte à l’intégrité corporelle a de tout temps constitué "Le" dommage suprême dont la punition devait être à la hauteur du trouble social et du préjudice individuel causés, "œil pour œil, dent pour dent", demeure le symbole archaïque de l’équilibre mythique et quasi religieux ainsi rétabli entre la victime et le responsable », Yvonne Lambert-Faivre (12).

On peut y ajouter le point de vue exprimé par l’anthropologue britannique Mary Douglas (13) dans Purity and danger : « Le corps est le miroir de la société, la crainte de la souillure, est un système de protection symbolique de l’ordre culturel ».

Cette notion de ce qu’on appelle aujourd’hui « le syndrome victimaire » avait été perçue par Georges Canguilhem (2) : « Cette notion d’invalidité mériterait une étude de la part d’un médecin-expert qui ne verrait pas seulement dans l’organisme une machine dont le rendement doit être chiffré, d’un expert assez psychologue pour apprécier les lésions comme des déchéances plus que comme des pourcentages ».

Le vécu des évènements qui ont suivi et tout particulièrement les « annonces » parfois dramatisantes et traumatisantes faites à l’intéressé et à sa famille par les urgentistes ou les réanimateurs, à la phase initiale de l’installation des lésions.

Le fait d’avoir « frôlé » la mort, d’avoir été le comateux, contribue à fragiliser la personne handicapée et doit être pris en compte par le médecin-rééducateur.

Le point de vue sur l’état de son corps est également essentiel. Ce corps différent sera le "miroir" qui sera sa nouvelle représentation sociale. Il fait référence aussi à une éventuelle culpabilité, surtout dans les atteintes à support génétiques. C’est ce que Goffman exprime à travers ce témoignage d’une adolescente de16 ans : « Chère mademoiselle Cœur solitaire… Les garçons ne veulent pas de moi parce que je suis née sans nez et pourtant je danse bien et j’ai un joli corps et mon père m’achète de beaux habits… Qu’est-ce que j’ai ai pour mériter un sort aussi horrible ? Même si j’ai fait de mauvaises choses c’est pas avant d’avoir un an et je suis née comme ça. J’ai demandé à papa et il m’a dit qu’il ne sait pas, mais que peut-être j’ai fait quelque chose dans l’autre monde avant ma naissance ou que peut-être j’étais punie pour ses péchés. Amicalement. Désespérée. », Stigmates (1). La nouvelle apparence avec une perte (amputation), une modification (désaxation des doigts) ou une motricité non maîtrisée a une signification qui est largement influencée par l’histoire personnelle et le cadre culturel. Ceci est accentué par un contexte social qui met en valeur, ne serait-ce que par la publicité, les présentations de mode et les « poupées Barbie » ou « le corps parfait ».

 

Le point de vue sur les capacités et performances fonctionnelles

La perte de confiance en ses possibilités. La sensation d’être fragile va constituer un obstacle à la réadaptation. Elle est parfois induite par un discours iatrogène notamment sur le dos en inquiétant (à tort) les personnes ayant « mal au dos » à propos d’images radiologiques sans aucun rapport avec la cause de leur souffrance quand ce n’est pas à propos d’une soi-disant « instabilité vertébrale ». Le rôle du rééducateur sera de restaurer cette confiance. À ce point de vue, la rééducation en groupe, la pratique de sports collectifs ont une valence thérapeutique très élevée.

Le point de vue sur les situations de handicap vécues est essentiel et constitue un excellent témoin du degré d’efficience de la réadaptation. Les sensations d’être « inclus » ou « exclus », d’être en marge sont à prendre en considération ; mais aussi, comme le dit Robert Murphy (5) en état de « liminarity », c’est-à-dire « en passage », « en transit », en devenir. Là encore, la notion ritualisée du passage au sens de l’Ethnologue français Van Gennep (14) est essentielle à comprendre. C’est le rôle de l’équipe de la réadaptation et de la famille coalisées, de mettre en œuvre tout ce qui contribue à cette transition, dans un sens positif.

Rappelons que le service de rééducation ou le centre de réadaptation sont des lieux de passage de la maladie au handicap. On y rentre malade, on en ressort avec des situations de handicap à vivre.

Le dernier aspect de la subjectivité est précisément l’espoir placé dans une démarche d’adaptation ou de réadaptation qui conditionne toute la participation de la personne à sa propre guérison fonctionnelle, situationnelle et subjective.

De cette façon, il rejoint pleinement la définition européenne de la « Physical Medicine and Réhabilitation », qu’il faut largement diffuser.

« La Médecine Physique et de Réadaptation (MPR) a pour objectifs de mettre en œuvre et de coordonner toutes les mesures visant à prévenir ou, réduire au minimum évitable, les conséquences fonctionnelles, subjectives, sociales et, donc, économiques d’atteintes corporelles par maladies, accidents ou, du fait de l’âge. »

 

Résumé

L’application des connaissances médicales, et psychologiques aux besoins émergents des personnes handicapées s’est d’abord faite en utilisant les méthodes qui avaient fait leurs preuves pour le diagnostic et le traitement des maladies. Aborder le handicap est totalement différent. Ceci a entraîné un certain nombre de dérives dont la principale est une stigmatisation par la médicalisation des personnes en situation de handicaps. L’état de handicap apparaît alors comme une « complication-séquelle » de la maladie plutôt que comme une difficulté à accéder à la vie en société et un état de « mal-être », voire une « déchéance », selon la formule de Georges Canguilhem (2).

La réponse qui nous semble la plus adaptée est de prendre en compte la subjectivité des personnes handicapées et d’essayer de lui trouver un mode d’expression et de quantification.

Nous proposons, dans le contexte d’une approche quadridimensionnelle du handicap, une définition et une méthode d’évaluation de la subjectivité de la personne en situation de handicap qui permet d’avoir un regard plus réaliste sur ce qu’elle est véritablement, à travers son propre ressenti. C’est, de notre point de vue, un passage obligé pour une démarche médico-sociale de Réadaptation. Elle contribue nécessairement à une redéfinition de la notion de santé et à une reconsidération de la santé publique.

Claude Hamonet, Service de Médecine Physique et de Réadaptation au CHU Henri Mondor, Laboratoire de Droit Médical, d’Éthique et de Santé Publique (Professeur Christian Hervé, Faculté de Médecine de Necker, Université Paris 5), Teresa Magalhaes, Institut de médecine Légale de Porto, Marie de Jouvencel, Centre de Réadaptation Fonctionnelle, Richebourg.

 

Bibliographie

(1) Goffman E. (1975), Stigmates, Les Éditions de Minuit, Paris.
(2) Canguilhem G. (1966,1993), Le normal et le pathologique, Paris, PUF.
(3) Dubos R. (1985), L’Homme interrompu, Paris, Seuil.
(4) Hamonet Cl., Magalhaes T. (2000), Système d’identification et de mesure du handicap (SIMH), Esa, Paris.
(5) Murphy Robert F. (1990),Vivre à corps perdu, Plon, Paris.
(6) Gillibert (1772), L’anarchie medicinale, Neufchatel.
(7) Hervé Ch., Communication personnelle.
(8) Wood P.H.N. (1980), International Classification of impairments, Disabilities and handicaps, WHO, Genève.
(9) Hamonet Cl. (1990, 1995, 2000), Les personnes handicapées, Paris, PUF.
(10) Hamonet Cl., Magalhaes T., La notion de santé, La Presse médicale, 31 mars 2001, n° 12, pp 587-590.
(11) Pitt-Rivers J. (1983), Anthropologie de l’honneur, Le Sycomore, Paris.
(12) Lambert-Faivre Y. (2000), La réparation juridique du Dommage corporel, Dalloz, Paris.
(13) Douglas M. (1971), De la souillure, FM/Fondation, Paris.
(14) Van Gennep A. (1909), Les rites de passage, Mourry, Paris.

 

Annexe