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Claude Hamonet

 

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RITES DE MORT ET HOPITAL,
à propos d’une pratique insolite à l’AP-HP

 

1- Introduction : mort et handicap

Chercheur dans le domaine du handicap, et de l’exclusion, c’est vers l’anthropologie sociale que nous nous sommes orienté pour mieux comprendre ce que voulait dire « être une personne handicapée » et, pourquoi la médecine et la société, les excluaient. C’est ainsi que nous avons entrepris une thèse d’Anthropologie sur le handicap, soutenue en 1992 et dirigée par le Professeur Louis Clément Thomas.

C’est lui qui, à travers ses travaux sur la mort, nous a montré l’importance des rites dans l’organisation des liens humains et de l’harmonie sociale. Ceci nous a été très utile pour explorer les bases culturelles de l’exclusion sociale des personnes vivant des situations de handicap et pour décrire l’état de « mort sociale » dans laquelle vivent aujourd’hui, en France, bon nombre de personnes handicapées.

Ces rites sont particulièrement importants au moment des « passages » selon l’expression de Van Gennep. Parmi les grands passages dans une vie, il y a la mort.

Fréquentant quotidiennement l’hôpital depuis la première année des études médicales et très profondément imprégné par cette culture hospitalière, nous avons posé un regard différemment sur le monde qui nous entourait et les habitudes et comportements à l’hôpital.

 

2- La mort à l’Hôpital, cette inconnue

Nous avons, sur un projet de l’Assistance Publique, Hôpitaux de Paris, mis en place, en 1980, un nouveau Service de Médecine Physique et de Réadaptation de 55 lits à l’Hôpital Albert Chenevier, à Créteil. Ce lieu était considéré par la population de voisinage, comme un « mouroir » avant de devenir un hôpital de réadaptation très actif.

Il est peu fréquent de mourir dans un service de Médecine de rééducation. Ceci se produisait cependant, de temps à autre, dans le nôtre, car la politique d’admission était de n’exclure personne des bénéfices de la Médecine Physique et de Réadaptation. C’est ainsi que nous avons admis des personnes atteintes par le VIH à la pire époque de cette maladie et des personnes avec des cancers évolutifs, non contrôlés par les traitements. Nous considérions que toutes « avaient le droit » de mourir là où elles avaient été soignées, la « Réadaptation » médicale ayant pour mission de les accompagner jusqu’au dernier moment de vie. Grâce, principalement, à une équipe d’infirmières particulièrement motivées, quelques personnes ont trouvé là, en Médecine de Réadaptation, un cadre chaleureux pour leur fin de vie.

C’est en discutant avec ces infirmières de façon informelle et en évoquant la vie du service que, précisément, l’une d’elles a fait cette remarque : « nous ne parlons que des morts ». C’est ce qui a été le moteur d’une étude sur les rites de mort à l’hôpital Albert Chenevier. Cette étude, soutenue par le Conseil Scientifique de l’Université Paris 12 Val-de-Marne, a été réalisée par une équipe incluant un sociologue, et une directrice adjointe de l’Hôpital.

Le premier constat a été l’absence de rituel de deuil dans le service de soins. La personne décédée passant de l’état de « malade » à celui de corps sans vie, de cadavre, d’objet gênant, à évacuer sans tarder vers « le service des morts ».

À l’époque, la réglementation de la mort était quasi inexistante, ce qui est surprenant quand on sait que plus des 2/3 des décès se produit à l’hôpital. Seule une circulaire du Directeur de l’AP-HP (Gabriel Pallez) fixait un délai d’attente dans la chambre avant de descendre « chez Morgagni » (comme nous disions naguère entre médecins en nommant cet initiateur italien de l’Anatomie) c’est-à-dire à la morgue.

C’est précisément là que les rituels se mettaient en place avec une très grande dignité et un très grand respect du « mort », traité non comme un objet, mais comme une personne. Ceci a fait dire à la directrice adjointe qui participait à l’étude : « c’est dans la mort qu’ils retrouvent leur identité ».

 

3- Un rituel hospitalier spontané : « la fumigation de la chambre du mort »

SI on meurt, le plus souvent, à l’hôpital, on y meurt habituellement dans « une chambre seule ». À l’époque, des grandes salles communes avec leurs lits de fers alignés, le début du « passage » était marqué par le fait de quitter la salle pour gagner l’une « des chambres seules », « d’isolement », devenue, de fait, l’antichambre de la mort. À ce propos, je ne peux oublier les paroles de Marcel Francis Kahn, alors assistant du Professeur Stanislas De Sèze, lorsque, guidant la visite, il passait devant cette chambre précisément. Près de la porte de sortie, terminait là le « rituel » de la visite en salle : « ne passez pas devant, vous devez vous arrêter et aller le voir ».

Dès notre externat, puis notre internat, nous avions observé dans les Hôpitaux de Paris, où nous sommes passé, une pratique étrange et silencieuse mise en place par les infirmières, dont on ne parlait pas lors de la visite et qui ne faisait l’objet d’aucune trace sur le cahier de transmissions.

Nous l’avions vu mettre en place, à l’Hôpital Albert Chenevier, sous la haute autorité du surveillant général de l’époque. Nous lui avions expliqué son inutilité, ce qui n’a pas empêché une jeune cadre hospitalier infirmier, toute fraîche moulue de l’école des cadres et à l’avant-garde des nouvelles technologies, de le réutiliser quelques années plus tard.

 

4- Le rituel des morts à l’AP HP

Il consiste à « isoler » totalement la chambre en utilisant largement le sparadrap du service pour boucher tous les orifices autour de la porte d’entrée de la chambre.

À l’intérieur de la chambre, on met en place des émanations de formol, comme on le fait dans les blocs opératoires.

Cela dure 24 heures. La chambre est condamnée durant toute cette période. La dernière vision que nous en avons eue est étonnante. Placardée sur la porte, tel un faire part de décès, figurait l’affiche suivante :

 
Service de la salubrité
Désinfection
Commencée
Le ………
à …… Heures.
Terminée
Le ………
à …… Heures.
 

C’est-à-dire, pendant 24 heures, minute par minute.

Durant tout ce temps, malgré les adhésifs, les vapeurs de formol filtraient autour de la porte et provoquaient l’irritation de toutes les conjonctives du Service produisant les larmes dont on sait qu’elles sont, aussi, une des manifestations du deuil.

La durée (un jour plus une nuit) est également symbolique (peut être de ce qu’est le cycle de la vie et de la mort ?)

L’isolement de l’espace où la mort a frappé est peut-être une protection symbolique de l’espace des vivants durant le temps de la purification.

Le mode de purification du mort par fumigation est une pratique plus ancienne que l’AP-HP, « de conjuration » face au risque supposé de contagion de la part du mort, n’a aucune base bactériologique. Si c’était le cas, il faudrait le faire pour tous les malades ou les personnes handicapées, à l’occasion de leur sortie de l’Hôpital.

Le fait de recourir à un savoir-faire infirmier, bien traditionnel, de lutte contre l’infection, « le microbe » profondément ancré dans la culture de l’hygiène hospitalière apparaît, au-delà d’un adaptation, comme un geste ultime de soignant qui veut « effacer » la mort, témoin de l’échec de l’équipe de soins.

 

CONCLUSION : Pour une approche plutôt humaine et culturelle, que « thérapeutique » de la mort à l’hôpital.

Depuis quelques années, on observe la préoccupation réelle d’une meilleure prise en charge des derniers moments de la vie, en particulier, avec le développement de ce qu’on appelle « le soin palliatif ».

De même l’enseignement médical à travers le nouveau programme qui se met en place fait une place à ces questions de vie et de mort. Encore faut-il éviter de trop techniciser, de trop « protocoliser » la mort. La séparation par la mort est une rupture qu’il s’agisse d’un membre de sa famille, d’un ami ou d’un patient. C’est une partie de soi qui s’en va. Il est donc nécessaire de « refermer la plaie » et que le groupe social « se ressoude » pour continuer à vivre ensemble sans l’absent, sans l’oublier.

« Les morts nous culpabilisent .Il ne faut pas l’accepter » nous avait dit Louis Vincent Thomas. Ce qui est vrai pour la famille est vrai pour ces proches d’un type particulier que sont les personnes qui partagent le quotidien de celui qui va mourir. Ce sont les infirmières et les aides soignantes mais aussi le personnel de ménage avec lequel des échanges se font comme nous avons pu le constater, surtout si le fait d’être originaire d’une même région (Maghreb, Afrique, Bretagne, etc.) contribue à rompre la sensation d’isolement.

Le fait d’avoir évoqué tous ces aspects et de déléguer un membre de l’équipe pour participer à un rituel tel que la « levée du corps » ou la cérémonie religieuse d’enterrement a totalement modifié la perception des choses et nous avons continué à parler des morts, ensemble avec les infirmières, mais différemment.

 

Bibliographie