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Claude Hamonet

 

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« I quote no authors but God and experience », « Je ne me réfère à aucun auteur mais seulement à Dieu et à l’expérience. » A.T. Still, 1897 (1).

La fondation de l’ostéopathie par Andrew Taylor Still
(Baldwin, Kansas, USA, 1855)

 

Introduction

« In answer to the question, "How long have you been teaching this discovery?" I will say: I began to give reasons for my faith in the laws of life as given to men, worlds, and beings by the God of Nature, in April, 1855. » A. T. Still (1).
« En réponse à la question "depuis quand enseigniez-vous cette découverte ?" Je répondrai j’ai commencé à donner les raisons de ma foi dans les lois de la vie telles qu’elles ont été données aux hommes, au monde et aux êtres vivants par le Dieu de la nature, en avril 1855. » C’est ainsi que Andrew Taylor Still fixe, avec précision, la date de la naissance d’un terme promis à une longue carrière mais dont le contenu demande à être éclairci.

L’ostéopathie, a connu (3, 4, 12) et connaît encore (5), un succès incontestable aussi bien auprès du public, qu’auprès de professions de santé, principalement des kinésithérapeutes, mais aussi auprès de certains médecins et d’autres qui revendiquent le titre d’ostéopathes et, pour certains, de docteurs en ostéopathie (DO). Plusieurs d’entre eux y voient une autre forme de médecine et réclament un exercice différent à côté des professions de santé existantes, considérant qu’il s’agit d’une entité nouvelle qui justifierait une formation spécifique indépendante des sciences médicales déjà reconnues. Ces questions sont d’actualité dans le contexte de la loi du 4 mars 2002 qui fait référence à l’ostéopathie et à la chiropraxie.

Il convient de préciser que sous le terme "d’ostéopathie", on regroupe un ensemble très disparate de techniques et de théorisations sur les dysfonctionnements de l’organisme. Quoi qu’il en soit, il est important de s’interroger sur l’origine de l’ostéopathie pour mieux comprendre sa persistance dans la continuité de ses principes et, même, son embellie surprenante, près de cent cinquante ans après son introduction par A. T. Still (1), à notre époque qui met en valeur la notion de "evidence based medicine".

Le hasard d’un semestre de recherche et d’enseignement en Anthropologie du handicap à l’Université du Kansas, en 1993, à Lawrence, nous a fait découvrir, au bord d’une route, à l’entrée de la ville de Baldwin, toute proche, un "historical marker" ou panneau explicatif. Il mentionnait que la petite ville de Baldwin avait compté, parmi ses habitants, le "...Dr. Andrew Still, founder of osteopathy, whose theory of healing was developped here" ; ".Dr. Andrew Still, fondateur de l’ostéopathie, dont la théorie sur la guérison a été initiée ici."

Cette rencontre fortuite nous a incité à entreprendre une enquête systématique, pour retrouver le contexte historique et culturel dans lequel A. T. Still, a vécu à Baldwin, dans la deuxième moitié du 19ème siècle. Nous voulions comprendre les facteurs qui ont contribué, dans la période d’implantation des pionniers américains sur les nouveaux territoires de l’Ouest, à l’émergence d’une théorie sur la maladie qui pousse ses prolongements jusqu’à notre époque. Cette étude n’a pas seulement un intérêt anecdotique et historique, elle s’inscrit dans une réflexion sur les concepts de santé (6) et sur leurs relations avec l’environnement culturel et social et plus largement sur la relation corps et société.

 

Problèmes méthodologiques

Martin Gardner dans son livre "In the name of the Science" (7) souligne que l’on sait très peu de chose sur la vie de Still en dehors de ce qu’il nous apprend lui-même à travers ses autobiographies publiées en 1897 et 1908. S’y ajoutent les témoignages de ceux (tous ostéopathes et proches de lui) qui ont connu Still, et ont consigné leurs souvenirs dans des ouvrages. Nous en avons découvert plusieurs, au hasard des visites des petits musées autour de Baldwin, et des recherches dans les bibliothèques locales, universitaires ou municipales, ainsi que chez les bouquinistes du Kansas. Les témoignages de ses disciples proviennent de : E. Hubbard (8,9) auteur de "A little journey to the home of Andrew Taylor Still" ("Un court séjour chez Andrew Taylor Still" (8) publié en 1912) et, surtout, A. G. Hildreth (10) avec "The lightening shadow of Dr. Andrew Taylor Still" ("le prolongement de l’ombre du Docteur Adrew Taylor Still"), publié en 1938. Tous ces ouvrages sont écrits à la gloire de celui qu’A.G. Hildreth (10) n’hésite pas à qualifier de "grand bienfaiteur de l’humanité". Ils manquent d’objectivité à un point tel que, par moments, on a la sensation de lire une hagiographie. Ils ont cependant, à notre sens, un grand intérêt parce qu’ils émanent de l’auteur lui-même, de ses proches de lui ou de témoins directs et qu’ils se veulent explicatifs d’une théorie dont ils nous montrent, précisément, la remarquable constance.

 

Baldwin City, un creuset idéologique dans une ville à la charnière de l’ancien et le nouveau monde.

Baldwin (initialement : Palmyra) est situé sur l’ancien "trail" (ou piste) de Santa-Fé qui était l’une des trois routes, traversant le Kansas, que les "wagons" (charriots) des "settlers" (pionniers) empruntaient pour s’engager vers l’Ouest (11). La ville est à quelques dizaines de kilomètres de la rivière Missouri qui marquait la frontière avec les territoires indiens, peu de temps avant de devenir celle qui sépare les États du Missouri et du Kansas, créé en 1855. C’est à cette période que les territoires indiens ont été ouverts à la colonisation et que les fermiers ont progressivement rejoint les religieux des missions, les trappeurs et les commerçants qui ont été les premiers occupants "blancs" de ces régions de "prairies" jusque là fréquentées principalement par les troupeaux de bisons et les tribus indiennes telles que les Kaws qui ont donné leur nom au Kansas.

Ce contexte historique et géographique a fait de cette région un lieu de confrontation entre deux visions de la vie sur ce territoire : celle des indiens essentiellement chasseurs et celle des nouveaux arrivants fermiers, bien décidés à cultiver et à mettre en valeur ces "nouvelles" terres.

Très vite un autre sujet d’opposition, cette fois-ci entre les habitants "blancs" de la région va apparaître, cristallisé sur la question de l’esclavage. En effet, deux blocs se forment : d’une part les États confédérés du Sud qui font sécession et, d’autre part, les États du Nord qui restent au sein de la Fédération.

Au delà de la question du maintien ou non de l’esclavage, ce sont deux types de conception de la société qui s’affrontent (l’une aristocratique et rurale, l’autre de type industriel). L’État du Missouri, tout près de Baldwin, rejoint le camp des sudistes, tandis que le jeune état du Kansas est divisé entre "pro-slaveries" et "free-states". Ces derniers l’emporteront et le Kansas se battra dans le camp des nordistes. Toute la région autour de Baldwin et Baldwin, elle-même, seront le siège de combats fratricides dont le plus marquant est le "raid" sudiste de Quantrill qui, venant, en une seule nuit, du Missouri à la tête de 300 cavaliers, a massacré, en quelques heures, 150 hommes et adolescents dans la seule ville de Lawrence.

À ce contexte humain et géographique, il faut ajouter l’importance des influences religieuses (cette région a été surnommée la "Bible belt", "la ceinture biblique") et idéologiques de cette époque. A côté des implantations religieuses protestantes (Méthodistes surtout) et catholiques (il y avait une mission catholique à Baldwin dont on peut encore apercevoir les ruines ; il y a eu, dès cette période, un couvent de Bénédictines à Acheson, plus au Nord), il faut faire une place aux Mormons qui ont installé une base importante à Indépendance d’où ils ont gagné l’Utah.

Il y a aussi la Franc-maçonnerie (12) qui, très tôt, s’est solidement implantée dans cette région où elle a été apportée par les tout premiers pionniers et un pasteur méthodiste franc-maçon, fondateur de la première loge du Missouri, puis co-fondateur de celle du Kansas qui aura pour premier grand maître un indien. Dans les années 1850, les loges maçonniques du Missouri et de l’Arkansas étaient très organisées. Dans le Kansas, elles étaient au nombre de six. Dès 1855, elles existaient à Topeka, future capitale du Kansas, et à Lawrence (Les francs-maçons ayant été particulièrement visés lors du raid de Quantrill). Durant la guerre de sécession, dans les armées des deux camps, elles se sont particulièrement développées parmi les officiers, faisant de nouveaux adeptes.

Dans ce même chapitre, nous situerons ce que nous appellerons une "idéologie et une culture de l’éducation et de la formation". Parallèlement à l’implantation des nouveaux colons se sont constitués, à l’initiative des organismes religieux, des autorités civiles et de particuliers (tels que John Baldwin qui a donné son nom à sa ville), des structures de formation. C’est ainsi que la ville de Baldwin s’est trouvée dotée d’un collège puis d’une Université méthodiste toujours en activité. Le Révérend. Abram Still, Pasteur méthodiste, père d’Andrew Taylor Still (11), a joué un rôle très actif dans sa création et son démarrage.

Baldwin a vu aussi s’installer, à l’initiative d’un pionnier sourd-muet originaire de l’Ohio, Philip A. Emery, la première école pour sourds du Kansas, en 1861. La première année, il avait un élève, depuis il y a, à l’Université du Kansas, l’équivalent d’une Faculté, un "Department", sur ce thème.

 

Le contexte familial

Il est très important d’une part, à cause des activités d’Abram Still, le père, et d’autre part, à cause du rôle d’associés que joueront plusieurs des membres de la famille d’Andrew Taylor Still.

C’est en 1837 que le pasteur Abram Still a été envoyé, depuis le Tennessee où, il résidait, et où Andrew est né, comme missionnaire méthodiste chez les indiens du Comté de Macon, dans le Missouri.

Anti-esclavagiste, il ne pourra pas s’entendre avec les autres pasteurs méthodistes de la "Shawnee methodist mission" qui eux étaient esclavagistes. L’un d’entre eux sera assassiné ultérieurement. Il décide, donc, de partir au Kansas dans un lieu isolé dénommé "Montagne bleue" (en français encore actuellement) où il construit un logement et une école. C’est là que grandiront Andrew Taylor Still et sa famille. C’est là aussi que le jeune Still se passionnera pour la dissection des écureuils et l’étude de leur squelette. Il ne suivra aucune formation à caractère médical. Le poids de la famille Still restera considérable et, après l’avoir rejeté à cause de son projet "d’ostéopathie" qu’ils considéraient comme insensé, ses frères le rejoindront. Ils deviendront, eux aussi, ostéopathes et contribueront activement au développement de l’école d’Ostéopathie de Kirksville (Missouri) et à la propagation des idées de leur frère. Madame Still ("mother Still"), sa femme, elle-même, tiendra une place importante aux côtés du "bon vieux docteur" et bénéficiera d’une grande vénération de la part des élèves et patients de son mari.

 

De l’intérêt porté aux ossements à l’ostéopathie

Quand on étudie la vie et les ouvrages de Still (1), on est frappé par la présence constante d’ossements qu’il se procurait dans les cimetières indiens. Il est volontiers photographié, un fémur, un bassin, ou une colonne vertébrale à la main. Il les utilisait pour expliquer, de façon concrète, les mécanismes des déplacements osseux qui expliquent, selon lui, les phénomènes pathologiques.

C’est probablement cette pratique autour des ossements qui lui a inspiré le terme d’ostéopathie à partir d’Avril 1855 (1). Cette symbolique de l’os sera conservée jusqu’à maintenant, par les chiropracteurs, qui apparaissent comme une branche de l’ostéopathie, dans leur emblème constitué d’un squelette de bassin surmonté d’une colonne vertébrale. Il se continuera à travers un authentique culte vertébral perpétré, en Europe et, notamment, en France, par certains médecins (3, 4) et par d’autres professionnels de la santé.

 

Bases théoriques de l’ostéopathie

Il n’est pas toujours facile de cerner le contenu théorique de l’ostéopathie. A. T. Still était passionné par les aspects physiopathologiques et, était persuadé que lui seul, était capable de comprendre et d’expliquer la survenue des phénomènes pathologiques. Il considérait d’ailleurs qu’entre Hippocrate et lui, il n’y avait personne !

Les idées de Still sont exposées dans son livre autobiographique (1) : « History of the discovery and development of the science of osteopathy », publié par l’auteur, à Kirksville (Mo) USA, en 1887.

La théorie est simple et peut se résumer au fait que l’existence d’un “dérangement" mécanique de l’organisme humain est à l’origine de tous les phénomènes pathologiques et que, seul, l’ostéopathe a le pouvoir de le corriger.

A.T. Still décrit, dans son ouvrage, ce qu’il appelle "le premier traitement osteopathique" qu’il a appliqué sur lui-même, ce sera la “first lesson of osteopathy”. Adolescent, il venait de faire une chute brutale. Il a ressenti une vive douleur à la tête. Il s’est allongé sur le sol et a glissé une corde, recouverte d’un linge sous son cou, à 10 ou 15 cm du sol, et il a utilisé l’ensemble de ce dispositif à la manière d’un oreiller oscillant (« swinging pilow »). Son mal de tête s’est évanoui ainsi que les douleurs gastriques qui l’accompagnaient et il a pu s’endormir. Après cette première expérience il a continué à utiliser cette technique chaque fois qu’il en ressentait le besoin, pendant 20 ans, précise-t-il. Selon une habitude qui est très marquée chez lui, il a cherché une explication logique et mécaniste. Il agissait ainsi sur les "grands nerfs occipitaux et harmonisait le flux entre les courants veineux et artériels".

Un autre principe de Still (1) est : "The rule of the artery must be universal and unobstructed, or disease will be the result". La traduction exacte nous semble difficile. Still a choisi, pour support physio-pathologique, la structure du corps humain. Une attention particulière est portée à l’axe autour duquel ou sur lequel est fixé le reste du corps humain : la colonne vertébrale. Cette dernière, dans la pensée de Still, détient "la clé de la bonne santé". Il appelle curieusement ce principe : "la règle de l’artère". Il estime que les états pathologiques apparaissent chaque fois qu’il y a un "dérangement vertébral". La réponse de Still est très simple : il convient de remettre en place chaque pièce de la colonne vertébrale déplacée par un "ajustement" mécanique effectué par les mains de l’ostéopathe. Ce dernier est alors, au sens littéral, un "hands on doctor" (10, 9, 1). Ceci sera repris par DD Palmer, épicier et magnétiseur, qui viendra se faire soigner par les frères Still et copiera leurs méthodes en créant la Chiropractie. Cette dernière est définie de la façon suivante par Edward Henry Schwinning (15) : "Contrairement à la médecine qui procède depuis son origine par tâtonnements construisant toujours de nouvelles hypothèses destinées à être remplacées par d’autres, la Chiropractic s’est érigée, une fois pour toutes, sur son principe essentiel, atteint dès la première expérience: le rôle da la colonne vertébrale et du système nerveux dans l’équilibre de la santé. Cette base demeura inchangée et inébranlable au cours des recherches ultérieures et c’est ce qui permit à cette science de faire de ai grands progrès en si peu de temps. La philosophie chiropractic, malgré tous les assauts qu’elle eut à subir demeura intangible et toutes les nouvelles découvertes se groupèrent dès lors, autour de ce noyau." On peut remarquer que la chiropraxie, comme l’ostéopathie, se définit "contre la médecine" ou en opposition à elle, d’une certaine façon. Toutes les deux se présentent comme une "antimédecine" et non pas seulement comme une façon supplémentaire ou complémentaire de soigner, un apport nouveau pour la santé. Le titre de l’ouvrage de Schwing ("la chute d’Esculape", 14) est, à cet égard éloquent.

Les ostéopathes contemporains n’on guère dévié et proposent cette définition de l’ostéopathie : "Une méthode thérapeutique manuelle qui s’emploie à déterminer et à traiter les restrictions de mobilité qui peuvent affecter l’ensemble des structures composant le corps humain. Toute perte de mobilité des articulations, des muscles, des ligaments ou des viscères peut provoquer un déséquilibre de l’état de santé." (Union fédérale des ostéopathes de France).

On est en face d’une théorie simpliste, très "mécaniste", uniciste qui explique toutes les états pathologiques par une cause identique conduisant, avec des variantes, au même type de traitement. Cette approche apparaît également très "matérialiste", ne laissant pas de place à la psychologie du patient qui se trouve réduit à un assemblage d’os, de ligaments et de muscles.

La théorie ostéopathique inaugurale de Still introduit la notion d’un pouvoir thérapeutique spécifique, propre à l’ostéopathe, seul capable de comprendre et de guérir certains désordres du corps et de rendre la santé au malade.

Par sa simplicité, et aussi, parce qu’il y a un contact direct entre le thérapeute, qui modifie le corps du malade, ce type de pratique séduit, malgré (ou à cause de) l’absence d’un raisonnement médical rigoureux. La mentalité de notre époque, qui donne souvent plus d’importance à l’aspect affectif et subjectif qu’à l’aspect logique et, pratique volontiers l’amalgame entre des faits très différents, favorise la diffusion de ce type de théories et de pratiques de santé.

Nous pensons que, dans l’esprit de Still, il y a une symbolique dans cette œuvre de reconstruction et une sorte de sacralisation du corps humain qu’il définit lui-même, utilisant une terminologie maçonnique, comme une "architecture parfaite". Cette imprégnation par les principes maçonniques est également apparente lorsqu’il dit du lien entre le système musculo-squelettique et le système nerveux qu’il est "the most supreme example of the perfection of the work of the divine architect" (Still cité par Hidreth, 10). Tout ceci va bien, aussi, avec l’esprit pionnier ambiant de l’époque et avec la propre vision que Still a de lui-même lorsqu’il se compare à Christophe Colomb partant à la découverte de nouveaux mondes (1).

 

Andrew Taylor Still et les médecins

Still n’avait pas fait d’études de Médecine, contrairement à ce qui a parfois été écrit. Cela était Quasiment impossible à son époque, aux États Unis, où les premières écoles de médecine se structuraient à peine. Les médecins américains étaient surtout formés, par compagnonnage, par d’autres qui leur apprenaient, parfois en quelques mois, les rudiments du métier.

Nous avons cependant découvert l’existence, sur place, à Baldwin, à la même époque, d’un médecin français formé à la Faculté de Montpellier. Curieux mélange auquel il faut ajouter les homéopathes qui prospéraient à cet endroit et s’affrontaient avec les ostéopathes, selon Still (1).

On comprend que Still n’ait pas eu pour le corps médical de son époque ou plutôt ce qui en tenait lieu, une haute estime. Il avait, de plus, un motif personnel de leur vouer de l’animosité : trois de ses enfants (dont un était un orphelin adopté comme cela arrivait souvent dans une région où il était dangereux de vivre) étaient décédés, coup sur coup, lors d’une même épidémie de méningite, en pleine guerre de Sécession, en 1864. C’était bien avant les découvertes de Pasteur. Pourtant, Still, lui-même, a obtenu, en 1893, l’autorisation (enregistrée sous le N°71) d’exercer comme "Physician" et "Surgeon" dans le Comté de Macon, dans le Missouri (10).

Il considérait, comme Molière, les médecins de son époque comme verbeux, ignorants, inefficaces et surtout dangereux. Il considérait aussi que le médicament était un poison.

Son frère, Charles Still, opposait à ces pratiques médicales aléatoires, celles ("efficaces") de l’ostéopathe (10) : "One thing is sure, no one ever suffers from the effects of medication after visiting on osteopath" ("une chose est certaine, personne n’a jamais souffert des médicaments après avoir visité un ostéopathe"). C’est une galéjade puisque, par principe, l’ostéopathe considère le médicament comme un poison. Ces points de vue ne se sont pas estompés avec le temps puisque, tout récemment (11), la Société française de médecine orthopédique et thérapeutiques manuelles face à la question des accidents gravissimes provoqués par les manipulations cervicales écrit dans ses recommandations de prudence : "Nous nous contenterons pour conclure d’émettre un regret : que la prescription d’AINS, plus dangereuse que celle des manipulations cervicales, n’implique pas d’une telle façon la responsabilité du médecin…"

 

Conclusions

Les manipulations vertébrales existaient bien avant Still et Palmer. Ce dernier (7) est le créateur de la "Chiropraxie" (de « keiros », la main et « praxis », le mouvement). Elles étaient, et sont encore, couramment pratiquées dans nos campagnes par les rebouteux et autres "panseurs" ou "guérisseurs", prétendant être détenteurs d’un don (2). Elles sont une pratique usuelle des masseurs des bains maures. Hippocrate lui-même connaissait ces traitements manuels et avait essayé de les adapter. Il n’y a donc pas de "découverte" par Still mais, une mise en scène, environnée d’un décorum pseudo scientifique. On y retrouve un ensemble d’éléments qui ont fait recette depuis des siècles mais qui prennent une ampleur inquiétante au troisième millénaire. Il s’agit d’une organisation autour d’un "père fondateur", sorte de "gourou" vénéré par des disciples qui sont ses initiés, les usagers devenant des adeptes. Ceci est parfaitement bien exprimé par l’un de ses premiers disciples, Arthur Grant Hildreth (10) : "From the botton of my heart I am thankful to god that my footsteps were guided so that I came in contact with the mind of the man who discovered and gave osteopathy to mankind"… "Du fond de mon cœur je suis reconnaissant à Dieu de ce que mes pas ont été guidés de telle sorte que je sois mis en contact avec l’esprit de l’homme qui a découvert et donné l’ostéopathie à l’humanité". Les idées qui sont développées relèvent de ce qu’on appelle aujourd’hui la "pensée unique". Toute critique est sévèrement combattue et toute autre méthode est systématiquement rejetée. Il s’agit pourtant d’une inversion de la pensée scientifique et du raisonnement médical puisqu’on qu’on adopte d’abord une théorie et un principe au lieu de construire des hypothèses pathogéniques, à partir de l’analyse rigoureuse de faits objectifs. La naissance de l’ostéopathie dans la période trouble de la conquête de l’Ouest a été possible parce que la médecine était défaillante ou absente. Son succès actuel est probablement l’indice que la pratique médicale qui est proposée aux patients ne les satisfait pas. Il faut la faire évoluer. Il revient donc, aux médecins de modifier leur attitude, à la lumière de leurs échecs, face à bon nombre de problèmes pathologiques contemporains tels que le "mal de dos" et plus largement les TMS. Ils doivent veiller à ce que leurs insuffisances et leur manque d’écoute ne fassent pas le lit de pratiques très discutables qui ne sont pas dénuées de risques (c’est le cas des manipulations cervicales pour lesquelles nous demandons l’interdiction pour mise en danger d’autrui). De telles méthodes douteuses ne rencontreraient pas un tel succès si les médecins observaient une attitude plus "humaine", plus clinique, et moins "scientiste" dans leurs relations avec leurs patients. Ce serait un grand progrès pour le bien-être de ceux qui souffrent si nous apportions à ceux qui les attendent l’écoute, les mots et les actes qui soulagent et guérissent sans risque d’aggraver leur mal. Ceci doit aussi s’accompagner d’une évolution des doctrines médicales dominantes sur des pathologies comme les douleurs du dos et du cou.

ÉPILOGUE : New York, Manhattan – Grand Station - Avril 1995. Un homme distribue des prospectus sur le trottoir et nous en tend un exemplaire. C’est un message d’un membre du Collège américain des "Chiropractors". On y trouve l’apologie du "Dr. E.", chiropracteur, que l’on présente comme un "crack" (sans jeu de mot ) de la colonne vertébrale ayant bénéficié de 100 heures de formation spécialisée en radiologie vertébrale, et de 180 heures de formation aux "thérapeutiques physiologiques" appropriées. Il est aussi membre de sept associations américaines ou internationales de Chiropraxie. C’est également un adepte du "body building". Il a aussi été "Mr. Natural" de la ville de New York et des États du sud. Ce déballage peut prêter à sourire mais ce qui est inquiétant ce sont les exemples d’indications et de résultats présentés : correction (radios truquées à l’appui) d’une scoliose chez un enfant de 4 ans "guérie", en deux semaines, manipulation d’un cas de lombo-sciatique par hernie discale, alors que tous les médecins, familiers de la pratique des manipulations s’accordent à dire qu’il s’agit là d’une contre-indication formelle de ce geste, du fait du risque d’aggravation sur un mode paralytique. Il est souhaitable que face à ce déferlement où se mêlent charlatanisme et naïveté, les français, ne perdent pas leur esprit critique Le mouvement ostéopathique apparaît ainsi, comme un produit issu d’une époque particulière de l’Histoire de la société américaine américain. Son contenu culturel s’inscrit dans un mouvement plus large de la diffusion insidieuse d’idéologies simplificatrices diverses (13, 14, 7) faussement libérales et nouvelles, destructrices pour la rigueur de la pensée humaine notre culture et nos sociétés. Ceci concerne tout particulièrement les domaines de l’éducation et de la santé.

Bibliographie

(1) Still A. T., Autobiography of Andrew Taylor Still. Kirksville : Andrew Taylor Still; 1897.
(2) Gilibert J.F., L’anarchie médicinale ou la médecine considérée comme nuisible à la santé, Neuchatel, 1772.
(3) Leprince A., Traité pratique de vertébrothérapie, Paris, Éditions Douglas, 1954.
(4) Moutin L., Mann G.A., Manuel d’ostépathie pratique, Paris, Librairie Internationale de la Pensée Nouvelle, G.A. Mann Éditeur, 1913.
(5) Homola S., Inside chiropractic, New York, Prometheus Books, 1999.
(6) Hudson Robert P., Disease and its control, 1983, Greenwood Press, Westport Connecticut.
(7) Gardner M., In the name of science, New York, G.P. Putnam’s Sons, 1960.
(8) Hubbard E, A little journey to the home of Andrew Taylor Still, New York, Hubbard E., 1912.
(9) Hubbard E., The success of osteopathy, New York, Hubbard E., 1912.
(10) Hildreth A.G., The Lightening Shadow of Dr. Andrew Taylor Still, Macon Missouri, Arthur Grant Hildreth Publisher, 1938.
(11) Lavender D., The Overland migrations divisions of publications national Park Service, Washington, US Department of interior, 1980.
(12) Roberts A.E., House individed the story of free masonery and the civil war, New York, Macoy Publishing and Masonic supply, 1950.
(13) Armstrong D., Metzger-Armstrong E., The Great American Medicine Show, New York, Prentice Hall,1991.
(14) Schwing E.H., La chute d’Esculape, Paris, Édition de la Nouvelle Revue critique, 1947.

 

RÉSUMÉ

L’ostéopathie connaît récemment un regain de développement et cherche à "s’officialiser" en France. Face à ces pratiques, les médecins sont mal informés et peuvent difficilement dialoguer avec leurs patients qui ont souvent, par les médias, les publicités ou le bouche à oreille des informations sur l’ostéopathie et, sa sœur jumelle, la chiropraxie. Le hasard de notre parcours universitaire nous a conduit dans l’Amérique profonde, au Kansas, là où se trouvait l’ancienne frontière indienne et d’où est partie la conquête de l’Ouest, tout près de l’endroit (Baldwin) où Andew Taylor Still a "découvert" l’ostéopathie. Nous avons pu faire une enquête approfondie sur la naissance de l’ostéopathie et sur les influences idéologiques et culturelles qui ont entourées son élaboration. Il nous semble essentiel que ces faits soient largement connus aujourd’hui. Ils expliquent le fonctionnement des ostéopathes contemporains médecins ou non. En effet, si les termes ont changé, il ne semble pas que l’idéologie ait évoluée sur le fond. Ceci pose alors clairement la question de la rigueur de la pensée et du raisonnement en médecine, du principe du fondement physiopathologique, des hypothèses diagnostiques et du choix des thérapeutiques dans le respect de la déontologie et de l’éthique. C’est, sans aucun doute, un phénomène de société et peut-être, de mode mais il ne peut, en aucun cas, laisser les médecins indifférents.

 

 

L’essentiel de ce texte a fait l’objet d’une première publication dans la Revue du rhumatisme sous le titre suivant : "Andrew T Still et la naissance de l’ostéopathie (Baldwin, Kansas, 1855)", Revue du rhumatisme, 70 (2003) 91-96.