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Claude Hamonet

 

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Médecine de l'Homme ou Médecine des organes de l'homme ?

 

L'appropriation du corps par les médecins

« La médecine à la pièce détachée !». C'est ainsi que Henri Margeat, Docteur en Droit, directeur d’une grande compagnie d’assurance, l’UAP, réformateur de la réparation juridique des dommages corporels, reconnu par les milieux judiciaires, avait introduit un enseignement universitaire sur l'évaluation des situations de handicap. Il voulait exprimer combien les chiffrages (toujours en application), du dommage des organes en pourcentages d'invalidité par morceaux du corps humain, lui semblaient artificiels pour évaluer la réalité des situations de handicap des victimes. Cette façon de faire dite loi du Talion est, culturellement, très ancienne (Code d’Hammourabi, 18ème siècle av. J.-C.) et très bien décrite dans la Bible (1). Même ceux qui ne l'ont pas lue la connaissent à travers une chanson très populaire d’Édith Piaf qui reprend le texte biblique : « œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied » (Exode 23, 24).

Plus loin, on le retrouve dans le Lévitique (24: 17, 19, 20) : « Si un homme frappe mortellement un être humain quel qu'il soit, il doit mourir, comme il a fait, on lui fera : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent... »

Ultérieurement (1), ce prix du sang sera remplacé par une indemnisation monétaire en imposant au coupable un coût variable selon la région du corps blessée.

Cette référence à la lésion corporelle pour déterminer ses effets sur les capacités humaines et la vie sociale d'un individu s'est largement imposée dans la pratique médicale avec l'apparition, puis le développement, d'une médecine spécialisée par organe ou par appareil. Cette évolution s'est renforcée avec la multiplication des techniques d'investigations par l'imagerie ou la biologie. Elle s'est parfois concentrée sur un sous-ensemble comme la phlébologie ou, même un symptôme, comme la douleur. Il en est des disciplines thérapeutiques, comme la chirurgie, qui s’est spécialisée sur un groupe d'organes (orthopédie) ou même sur un seul organe, comme le genou. La psychiatrie s'est séparée de la neurologie, la psychanalyse s'est développée comme une discipline thérapeutique.

Les progrès des moyens d’investigations diagnostiques ont, eux aussi, entraîné une spécification de leurs applications : neuroradiologie, microscopie électronique...

Certaines disciplines sont, par définition, polyvalentes : les urgences et la réanimation, la médecine interne, la médecine physique et de réadaptation. Si les urgences ont conservé ce caractère polymorphe autour du maintien de la vie, la médecine interne s'est fortement engagée dans l'immunologie, la génétique, l'allergologie, débouchant sur des traitements appropriés dans le contexte d'une médecine appliquée aux altérations aux molécules. La médecine de réadaptation, elle aussi, imprégnée par la référence à un organe a, bien souvent, oublié sa vocation de médecine globale et sociale pour se restreindre à la rééducation (parfois remplacée par l'anglicisme réhabilitation) pour se segmenter en : rééducation neurologique, rééducation orthopédique, rééducation rhumatologique, rééducation pneumologique, rééducation cardiologique etc. Ces dénominations sont impropres car ce ne sont pas des organes que l'on rééduque mais des personnes dans leur cadre de vie.

 

De l'influence des progrès des technologies de l'exploration du corps sur la démarche diagnostique. La fin de la clinique ?

La médecine anatomo-clinique a bien changé de visage. La connaissance, sans cesse en progrès, des diverses molécules humaines et de leurs interaction, a créé une nouvelle forme de médecine qu'Edouard Zarifian (2), psychiatre, qualifie de moléculariste. Il l’explique de la façon suivante : « on est passé progressivement de la connaissance de la cellule et des produits qu’elle fabrique à la structure moléculaire de la cellule et des gènes qui s’expriment en elle. » En pratique, elle se traduit par les prescriptions de « bilans biologiques systématiques » au détriment de l'examen clinique et, plus particulièrement de l'interrogatoire, souvent trop bref. Edouard Zarifian (2) juge sévèrement cette stratégie de l’examen biologique systématique : « la stratégie de la "pêche à la ligne" qui consiste à faire ce que l’on sait faire, sans stratégie préalable, coûte très cher et ne rapporte rien ou seulement des erreurs d’interprétation ». Les développements remarquables de l'imagerie médicale ont permis des avancées diagnostiques mais, à l'inverse, leurs interprétations en donnant la primauté à la biologie, sans se référer suffisamment au contexte clinique, sont à l'origine d'erreurs. C’est le cas dans une maladie du collagène, pourtant très fréquente mais peu diagnostiquée, Ehlers-Danlos (3). Les aspects particuliers des cartilages chez l'enfant peuvent être confondus avec des traits de fractures évoquant, à tort, des maltraitances, avec violences, de la part de l'entourage. Inversement, les particularités de la trame collagène qui est le support des lésions n'est pas visible à l'imagerie alors que les douleurs périarticulaires sont très intenses, ce qui conduit au diagnostic abusif et très à la mode chez les patients et chez les médecins, de somatisation. La médiatisation de la médecine à l'heure de la robotique et de l'intelligence artificielle entretient largement cette idée de la primauté du ou des désordres biologiques potentiellement accessibles à des traitements médicamenteux. À cet égard, le Téléthon est une illustration parfaite avec ce postulat : la recherche (sous-entendu la recherche moléculaire) peut trouver la solution, c'est seulement une question de moyens techniques et humains.

 

Le préjugé et la croyance en médecine

La pratique prolongée d’une médecine polyvalente dans différents contextes (pays riches, pays en voie de développement et pays en guerre) nous a permis de mesurer, face à la maladie, à la fois, l’importance des préjugés et l’efficacité diagnostique de la clinique.

Les préjugés n’épargnent ni les médecins, ni les patients. Leur importance va croissante avec la multiplication vertigineuse des moyens de communication au sein desquels, il n’est pas facile de débusquer les falses news. Les médecins, eux-mêmes, souvent trop sûr d’eux-mêmes, déclarent à leur patient qu’ils ne croient pas, que c’est dans la tête (du patient). Ils méconnaissent cette règle absolue que l’un de nos patrons enseignait à ses externes : « quand vous discutez deux diagnostics, ne perdez pas de vue la possibilité d’un troisième ! ». Cette attitude est renforcée devant certains symptômes qu’ils n’aiment pas (4) ou qui les mettent en difficulté : la constipation, la fatigue, les douleurs, les troubles du sommeil… Le recours aux psys ou aux antidépresseurs est alors très fréquent (2).

La clinique est l’étape incontournable du diagnostic depuis Hippocrate (5) et Maimonide (6). Le diagnostic repose sur un regroupement de signes qui permettent le diagnostic positif de la maladie ou d’un syndrome regroupant plusieurs maladies. Leur mise en évidence repose sur l’interrogatoire qui permet de donner une signification aux symptômes dont se plaint le patient, sur l’examen clinique et, le cas échéant, sur des examens complémentaires s’ils sont jugés indispensables. Cet ensemble de signes permettra le diagnostic différentiel d’avec une autre maladie qui peut avoir des signes en commun. Reste à discuter du traitement qui, s’il est suivi d’une amélioration ou d’une guérison, apportera une preuve dite thérapeutique. Cette pratique de la clinique place le patient et le médecin dans une situation particulière : le premier connaît bien ce qu’il ressent et c’est en fait lui qui fait le diagnostic à condition de l’écouter (Osler) et de le croire. Contrairement à une idée, malheureusement trop répandue, les patients ne mentent jamais. Par contre, ils expriment leurs symptômes avec les moyens d’expression qui sont les leurs, incluant une émotion bien compréhensible mais qui peut contribuer à mettre en doute leurs propos.

 

Conclusions

Les situations rencontrées que nous avons décrites existent de la même façon aux États-Unis et au Québec, comme nous l’avons constaté avec les patients qui viennent nous consulter, pour la maladie d’Ehlers-Danlos. Celle-ci est aussi mal diagnostiquée en Amérique du Nord qu’en France par négligence de la clinique. Ce fiasco médical  illustre bien le degré de crise traversé par la santé et la médecine. Il paraît nécessaire de repenser la façon de pratiquer des médecins de façon plus globale incluant toutes les dimensions de l’être humain, reliant l’action et la pensée (7). Mais ils doivent aussi apprendre à échapper au déterminisme biologique dénoncé par Stephen Jay Gould (8) comme « un préjugé social véhiculé à leur manière par des hommes de science ».pour y réintroduire la clinique à la place qui doit être la sienne avec l’objectif pour le médecin d’être plus efficace et plus humain dans une perspective éthique de la profession de médecin.

 

Bibliographie

(1) La Bible de Jérusalem, Les éditions du Cerf 1956 Paris.

(2) Edouard Zarifian, Les jardins de la folie, Odile Jacob, Paris 2000.

(3) Claude Hamonet, Ehlers-Danlos, la maladie oubliée par la médecine, L’Harmattan, Paris 2018, 2019.

(4) Bertold Brecht, La vie de Galilée, théâtre, 1938.

(5) Hippocrate. Traduction par Emile Littré, Baillère et fils, 1839-1861.

(6) Herbert le Porrier, Le médecin de Cordoue, le Seuil, Paris, 1974.

(7) Alain Berthoz, Le sens du mouvement, Odile Jacob, Paris, 1997.

(8) Stephen Jay Gould, La mal-mesure de l’Homme, Éditions Ramsay Paris, 1983.