Le site du Professeur
Claude Hamonet

 

 Page précédente  Page d’accueil  Biographie  Publications - Communications - Travaux historiques  Actualité Glossaire des termes de l’handicapologie et de la réadaptation  Retour à la liste  Annexes et liens externes  Le Syndrome d’Ehlers-Danlos  Page suivante    Contacter Claude Hamonet

L’appréciation du handicap chez les frères de la Côte (1664-1675)
selon Alexandre-Olivier Exmelin, chirurgien de la flibuste.

En hommage à Henri Margeat qui a tant fait pour les victimes et qui m’a indiqué l’existence du code de compensation-réparation de la flibuste (1).

 

Résumé : La réparation des dommages causés par la violence intentionnelle ou non intentionnelle fait partie des critères d’équilibre et de développement d’une société soucieuse de garantir aux victimes une existence digne. Initiés par Hammourabi et repris par la Bible, ils se sont, jusqu’à présent, appuyés sur des constatations anatomiques lésionnelles directement monétarisées ou appréciées en pourcentages pour l’être secondairement. Le code des frères de la Côte de la Caraïbe avec son barème d’indemnisation en écus ou en esclaves n’échappe pas à ces règles et constitue même une avancée pour cette époque, témoin d’une société originale instaurée sur un mode coopératif sinon démocratique sous la protection de Bertrand d’Ogeron, gouverneur de l’île de la Tortue.

 

Introduction : un chirurgien protestant contraint à l’exil devient flibustier.

Exmelin (2) est un personnage hors du commun qui a vécu une aventure fascinante d’exclu de la France pour vivre avec d’autres exclus de la société : les flibustiers de la Caraïbe qui, autour de l’île de la Tortue avec l’aide d’un gouverneur futuriste ont créé une société collectiviste avec ses règles de fonctionnement qui préfiguraient par certains points nos sociétés modernes démocratiques. Il nous a rapporté des informations très précieuses sur cette aventure qui continue à fasciner les jeunes et les moins jeunes à travers romans et films : l’odyssée des pirates de la Caraïbe mais qui, au-delà de l’exotisme présente un intérêt sociologique considérable.

Né vers 1646, à Honfleur, d’un père apothicaire membre de la « religion prétendue réformée », qui rêve d’en faire un chirurgien.

Ce projet est contrecarré au moment de ses vingt ans alors qu’il est sur le point d’aboutir et en dernière année de formation : une ordonnance du roi interdit la pratique de la chirurgie aux membres de sa Religion. Exmelin est contraint, tout en étant attiré par l’aventure, de partir à 21 ans, avec la Compagnie des Isles devenue celle des Indes, rejoignant ainsi d’autres exclus et bannis pour qui cette aventure est une deuxième et peut-être ultime chance.

Les vents contraires du destin, au lieu de le conduire à la Martinique, poussent son navire vers l’île de la Tortue. Il y est vendu aux enchères publiques par la Compagnie le 10 juillet 1666 comme esclave (pudiquement appelé « engagé »), pour 30 écus et ceci pour 3 ans au brutal Sieur La Vie, le mal nommé, commis général du gouverneur de la Tortue Monsieur d’Ogeron. Son "maître" irascible était responsable de la mort de plusieurs de ses engagés. Il avait pourtant signé un contrat de Chirurgien avec la Compagnie des Indes. L’île est un nid de flibustiers ou corsaires des Antilles qui traquent l’or extorqué aux indiens par les Espagnols. Exmelin s’enrôlera parmi eux et s’enrichira et secondairement, il gagnera même l’estime de l’amiral d’Estrées à l’enterrement duquel il sera présent.

 

La Tortue, une petite île, un grand rôle politico économique et social !

Le lieu de référence d’Exmelin est l’île de La Tortue : une petite île en forme de carapace de tortue, dont l’accès unique est très bien défendu par un fort imposant. Elle jouera au large de la grande île espagnole de Saint-Domingue un rôle important à la fois militaire, sociologique et politique au milieu des flibustiers et boucaniers. Elle sera un lieu sûr de retraite pour les aventuriers français désireux de se mettre à l’abri des vaisseaux espagnols. Les flibustiers tirent leur nom d’un mot hollandais "vrijbuiter" qui signifie "qui fait son butin librement". C’est d’ailleurs précisément autour de ce butin que vont se nouer les liens humains, économiques et, plus largement, sociaux des aventuriers incluant la prise en compte des conséquences corporelles des blessures reçues au combat.

 

Un gouverneur pas ordinaire, à la fois bon négociateur, sociologue futuriste et homme de devoir : Bertrand d’Ogeron (2)

Né à Rochefort sur Loire le 19 mars 1613, s’embarque à l’âge de 15 ans, est capitaine au régiment de la Marine en 1641. Il embarque pour les Antilles en 1657, fait naufrage à Saint-Domingue, y mène la vie de boucanier. Il est nommé gouverneur de l’île de la Tortue par la nouvelle Compagnie des Indes d’où il s’efforcera, avec succès, d’organiser une nouvelle société dans laquelle il introduira des femmes et instaurera son autorité au milieu d’aventuriers peu enclins à respecter les lois. C’est à dessein que nous avons choisi dans notre titre les dates de 1664 à 1675, ce sont celles qui sont inscrites sur la plaque armoriée apposée en octobre 1864 par M. Margry (2), conservateur adjoint des archives de la Marine, à gauche de l’entrée de l’église Saint Séverin à Paris, sur le mur au-dessus d’un bénitier. Elle rappelle le rôle de Bertrand d’Ogeron, ex gouverneur de l’île de la Tortue en ces termes : "Le dernier jour de janvier MDCLXXVI sur cette paroisse de Saint Séverin est mort rue des Mâcons-Sorbonne Bertrand Ogeron, Sieur de la Bouère-en-Jallais qui de MDCLXIV à MDCLXXV jeta les fondements d’une société civile et religieuse au milieu des flibustiers et des boucaniers des îles de la Tortue et de Saint-Domingue. Il prépara ainsi, par les voies mystérieuses de la providence les destinées de la république d’Haïti."

 

Être chirurgien de la flibuste : une position bien considérée et un travail bien payé mais à haut risque (2)

Exmelin deviendra le chirurgien (et l’amant) de l’Olonois, un des chef prestigieux et particulièrement redouté de la flibuste.

Alors qu’à Paris les chirurgiens sont partagés entre barbiers et médecins et dédaignés par ces deux corporations, sur le littoral, et surtout dans les "Isles", le chirurgien jouit d’une grande popularité d’autant qu’il doit allier les qualités d’un médecin et celles d’un apothicaire (Jean Moustier). Ils sont en quelque sorte, dans la société des flibustiers, et dans la marine en général les précurseurs de nos chirurgiens contemporains.

L’Olonois, originaire des Sables d’Olonne d’où son surnom, est un bon stratège et chef de guerre mais un piètre marin qui finira, après un échouage malheureux, dans le ventre des Indiens caraïbes. La barbarie de l’Olonois était légendaire : certaines gravures le représentent arrachant le cour d’un prisonnier espagnol ou faisant courir un autre malheureux prisonnier autour d’un arbre après avoir cloué son intestin sur le même arbre. Les mours des Indiens Caraïbes inventeurs du Barbacoa (devenu barbecue) et du boucanage (fumaison) adopté par les boucaniers de cette région étaient déjà inquiétantes et l’anthropophagie y est décrite comme courante. La torture fait partie des mours ordinaires que ce soit vis-à-vis des espagnols pour qu’ils révèlent les cachettes de leurs biens après la conquête d’une ville ou qu’il s’agisse des indiens caraïbe qui feraient ingurgiter de l’or fondu aux espagnols tombés entre leurs mains !

 

Émergence d’un droit à la compensation et à la réparation et son inscription dans les règles des chasse-parties (2, 3)

La chasse-partie est un accord conclu entre les délégués de l’équipage (5 ou 6) et le capitaine ou le chef d’expédition. Il régit la répartition du butin entre le capitaine, le chirurgien, les officiers et l’équipage.

Il comporte une partie importante pour ce qui doit revenir plus spécifiquement aux "estropiés". Le sacré est présent : il faudra jurer sur la Bible que l’on n’a rien détourné.

Une fois ce contrat signé les membres de l’équipage s’associent deux à deux en vue de s’entraider en cas de maladie ou de blessure. Ce « matelotage » comporte aussi un testament dans lequel celui qui décède donne tous ses biens à son compagnon. C’est dans ce contexte qui mélange les solidarités et les cruautés que ceux qui se nommaient eux-mêmes "frères de la côte" ont institué un dispositif de compensation original pour les victimes handicapées du fait des expéditions meurtrières menées principalement contre les navires ou les villes espagnoles. En cela ils imitaient les initiatives prises par les martins pour réaliser des caisses de secours pour ceux d’entre eux qui auraient perdu un membre ou un oil. Aux Etats-Unis, avant même l’indépendance c’est dans la Marine que sont nées les premières dispositions de type mutualiste pour aider les marins ne pouvant plus travailler et leurs familles. Elles sont l’initiation du droit américain sur le handicap (disability).

On y trouve un véritable code de réparation du dommage corporel, à base anatomique, en espèces ou en aides humaines :

Des cas particuliers avec équivalents fonctionnels ou en contrainte de soins sont prévus.
Lorsqu’un flibustier a une plaie dans le corps qui l’oblige à porter une canule, on lui donne 200 écus ou 2 esclaves.
Si quelqu’un n’a pas perdu entièrement un membre mais que ce membre soit complètement hors d’usage; il ne laissera pas d’être indemnisé comme s’il l’avait perdu tout à fait.

La mesure de l’infirmité (rebaptisée actuellement déficience), de l’incapacité (ou mieux limitations fonctionnelle) et de l’inadaptation (devenue handicap) est marquée par cette vision archaïque remontant aux origines de la régulation des rapports violents entre les Hommes. Les Barèmes (de Jean François Barrême de Lyon, mathématicien de Louis XIV donc contemporain de la Flibuste) ont frauduleusement transformé les lésions corporelles en pourcentage de pertes fonctionnelles à travers une arithmétique impossible et dévalorisante. Canguilhem compare cela à "la mesure du rendement d’une machine".

Le passage de l’infirmité avec ses conséquences en terme de pitié, de mépris, de peurs et de dévalorisations sociales est très loin de s’être opéré dans nos sociétés modernes malgré des efforts du côté du droit qui ont, de façon perverse, des effets plutôt contraires face à un monde de plus en plus "normatisé", "correct" et dont le fonctionnement économique et humain est de plus en plus basé sur le rendement économique la productivité et le recours à la sélection. C’est pourquoi, il convient d’observer avec intérêt ce qu’ont fait les Flibustiers vis-à-vis des leurs qui revenaient du combat avec des mutilations de leurs corps et des limitations de leurs capacités d’êtres humains.

Ce dispositif qui n’aurait pas choqué François Barrême perdure jusqu’à nos jours pour évaluer les personnes handicapées. La question de cet attachement à la lésion visible du corps pour identifier les personnes exclues ou menacées de l’être du fait de certaines limitations fonctionnelles pose problème et constitue l’un des obstacles à l’intégration des personnes en situation de handicap. Le fait que les "avanturiers" comme les nomme Exmelin l’aient adopté comme moyen de rééquilibre social n’est pas neutre. La question pourrait être : quelle est finalement la différence entre notre société industrialisée d’aujourd’hui et celle des Flibustiers et boucaniers de l’époque ?

La mesure de l’infirmité (rebaptisée déficience), de l’incapacité (ou mieux des limitations fonctionnelles) et de l’inadaptation (devenue handicap) est freinée et déformée par cette vision archaïque remontant aux origines de la régulation des rapports violents entre les Hommes.

 

Conclusions : Le handicap, la réparation, la réadaptation aujourd’hui

Les barèmes "à la pièce détachée(1) ont toujours la faveur des médecins et de l’administration des assurances comme de celle des ministères.

La loi sur les personnes en situation de handicap de 1975, récemment (2005) remplacée, la loi sur les droits des patients, le "droit commun" dans le dommage corporel y reste majoritairement attaché. On continue à mesurer l’Homme à l’aune des pourcentages à l’époque des sondes qui vont sur Mars. Une autre vision des personnes est à promouvoir.

Les personnes handicapées et les organismes européens le demandent avec insistance :

Abandonner l’idée préconçue de la déficience comme seule caractéristique de la personne pour en venir à la nécessité d’éliminer les barrières, de réviser les normes sociales, politiques et culturelles, ainsi qu’à la promotion d’un environnement accessible et accueillant (5). (Déclaration de Madrid de mai 2002 à la veille de l’année européenne des personnes handicapées.)

Les chercheurs ont ouvert une autre voie en dissociant dans l’évaluation ; l’état lésionnel (corporel), l’état fonctionnel, l’état situationnel (le handicap) et la subjectivité (le point de vue de la personne sur son état) et proposé une définition plus universelle et plus applicable à chacun qui a manqué du temps d’Exmelin.

« CONSTITUE UNE SITUATION DE HANDICAP LE FAIT, POUR UNE PERSONNE, DE SE TROUVER, DE FAÇON DURABLE OU TRANSITOIRE, LIMITÉE DANS SES ACTIVITÉS PERSONNELLES OU RESTREINTE DANS SA PARTICIPATION À LA VIE SOCIALE, QUI RESULTE DE LA CONFRONTATION INTERACTIVE ENTRE, D’UNE PART, SES CAPACITES FONCTIONNELLES, PHYSIQUES, SENSORIELLES, MENTALES ET PSYCHIQUES EN CAS D’ALTERATION DE L’UNE OU PLUSIEURS D’ENTRE ELLES ET, D’AUTRE PART, LES CONTRAINTES DE SON CADRE DE VIE » selon la définition du Système d’identification et de mesure quadridimensionnelle du handicap, SIMH, Créteil-Porto, 1998 (6, 7).

 

Bibliographie

(1) Margeat H. Communications personnelles.
(2) Moustier J. "Journal de bord du chirurgien Exmelin", Éditions de Paris, 1956.
(3) Blond G., "Histoire de la flibuste", Stock, Paris, 1969.
(4) Canguilhem G., "Normal et pathologique", P.U.F., Paris, 1993.
(5) Déclaration de Madrid, mai 2002. Texte disponible sur le site de l’université Nancy 2 (format PDF : pour télécharger, faites un clic droit, puis sélectionnez "Enregistrer la cible…". Pour ouvrir le document dans une nouvelle fenêtre, faites un clic gauche.)
(6) Hamonet Cl., Magalhaes T., "Système d’identification et de mesure du handicap", Éditions Eska, Paris, 2000.
(7) Hamonet Cl., de Jouvencel M., "Handicap, des mots pour le dire, des idées pour agir", Connaissances et savoir, Paris, 2005.

 

 

Cet article a fait l’objet d’une communication à la Société française d’Histoire de la médecine le 22 avril 2006, CHU Cochin, Paris, qui nous a autorisé à le publier.