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Claude Hamonet

 

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Le Handicap, un nouveau concept médico-social
structurant et positif en santé publique
Applications aux soins bucco-dentaires

Introduction au 9ème Colloque de l’A.S.P.B.D : « Situations de handicap et soins
bucco-dentaire
 », 5 novembre 2009, Conseil général du Val-de-Marne, Créteil.

« L'inconnu se trouve aux frontières des sciences, là où les professeurs "se mangent entre eux" comme dit Goethe (je dis mange, mais Goethe n'est pas si poli). C'est généralement dans ces domaines mal partagés que gisent les problèmes urgents. » Marcel MAUSS, Sociologie et anthropologie, PUF, 1983, Coll. Quadrige, p. 365.

 

Il est peu de concepts qui n’aient entraîné autant de confusions et de points de vue qui se contredisent que celui de handicap. Il faut dire que l’apparition de ce mot, à partir des années 1950, s’est heurtée à un édifice social bien structuré, depuis l’origine des sociétés humaines, autour de la notion d’infirmité (de infirmus, latin, faible, d’où vient aussi infirmière). Son contenu entraîne une révision radicale des constructions et organisations sociales bien établies et tout particulièrement les interactions Santé et Société. En effet, du côté de la société, il remet en cause la question des normes sociales et, du côté de la santé, le socle sur lequel elle s’est construite, sous l’impulsion des médecins : la notion de maladie et, par contrecoup, de santé donc de l’Homme sain, « normal » et, par définition « non pathologique ».

Un mot, un seul, emprunté à l’anglais (« hand in cap », la main dans le chapeau en référence à un dispositif d’échange d’objets « à parts égales » dont l’accord se scellait en mettant la main dans un chapeau), désigne trois réalités. Elles sont stigmatisées par trois mots négatifs : infirmité, incapacité (ou invalidité) et inadaptation. Malgré quelques abus de langage, chacun d’entre eux correspondait bien à une réalité familière : l’infirmité visible du corps, l’incapacité des fonctions humaines (schématiquement : marcher, parler, voir, entendre, comprendre) et l’inadaptation, l’impossibilité d’une vie sociale. Ce sont trois dimensions en un seul mot qui acquiert donc une très forte charge conceptuelle. Depuis le début des années 80, sur le plan national et international, un gigantesque débat sur l’identité de l’Homme handicapé et sur sa place dans la société est engagé. Il met en opposition deux tendances :

1 - l’une, médicale, centrée sur l’infirmité (devenue pour la circonstance « déficience ») et l’invalidité-incapacité qui en découle, considérant qu’elles sont la conséquence d’un état pathologique (maladie, traumatisme, vieillissement) relevant de la médecine ;

2 - l’autre, sociale, considérant que le handicap est une conséquence d’un environnement physique (barrières architecturales) et humaines (préjugés) excluant les personnes identifiées comme non-conformes à la norme socialement prédéfinie.

Il est, singulier que ce colloque « Situations de handicap et accès aux soins bucco-dentaires » ait lieu précisément à l’endroit où a pris racine, au début des années 1970, le nouveau concept de situation de handicap dans le contexte d’un rapprochement soins-société entre le très jeune Hôpital-CHU Henri Mondor et La ville de Créteil alors en pleine expansion urbaine. Jeune chef de clinique, chargé d’organiser « ex nihilo » un service moderne de Réadaptation médicale, selon le modèle du Professeur Dupuis à l’Hôtel-Dieu de Montréal, voyant la ville et ses « barrières architecturales » s’élever autour de moi, j’ai pris l’initiative de demander rendez-vous au maire de Créteil de l’époque, le Général Billotte, pour lui suggérer de rendre sa ville accessible. Il m’a répondu « c’est une excellente idée, nous n’y avions pas pensé ! ».

L’action a suivi les mots et une très longue collaboration s’est engagée entre l’équipe naissante de Réadaptation médicale et les Urbanistes avec le soutien de l’Association des Paralysés de France. Il s’agissait, sans passer par la notion de maladie, d’exposer aux urbanistes les particularités, face à l’accessibilité, de toutes les personnes handicapées. Ainsi est né le concept de situations de handicap comme base du raisonnement commun et du dialogue entre urbanistes et handicapologues (1). Par exemple, pour se déplacer d’un étage à un l’autre : l’escalier est un obstacle pour une personne utilisant le fauteuil roulant ou bien qui est essoufflée par une défaillance de son état cardiaque ou respiratoire ; l’ascenseur est la solution. Par contre, pour une personne phobique sans difficulté à marcher, l’ascenseur est un obstacle, pas l’escalier. Pour une personne sourde ou aveugle, aucun de ces moyens de déplacement n’est un obstacle. Cet exemple peut être répété à l’infini pour chacune des situations rencontrées dans une ville.

Au-delà de la ville de Créteil, c’est tout le Val-de-Marne qui a soutenu ce projet et la recherche afférente dans le laboratoire créé spécialement à cet effet qui a démarré par une enquête sur les situations de handicap de toutes les communes du Département. Ultérieurement des collaborations internationales (Québec, Portugal, Tunisie), nous ont permis de valider ce nouveau concept qui a pris sa forme définitive, avec l’apport décisif de la Professeure Teresa Magalhaes, de l’Institut médico-légal de Porto et, là encore, c’est dans le Val-de-Marne, à Saint-Mandé, lors d’un colloque sur le handicap en 1999, que se fera la première présentation publique.

On peut maintenant définir le handicap de la façon suivante :

« Constitue un handicap (ou une situation de handicap) le fait, pour une personne, de se trouver, de façon temporaire ou durable, limitée dans ses activités personnelles ou restreinte dans sa participation à la vie sociale du fait de la confrontation interactive (réelle ou imaginée) entre ses fonctions physiques, sensorielles, mentales et psychiques lorsqu’une ou plusieurs sont altérées et, d’autre part, les contraintes physiques et sociales de son cadre de vie ».

Cette définition met bien en évidence l’aspect ergonomique du handicap mais aussi cet élément essentiel, habituellement oublié, de la subjectivité : si la difficulté n’est pas réelle mais est imaginée (au sens de la représentation mentale) et perçue comme telle par la personne concernée : celle-ci est, de fait, en situation de handicap.

Le Handicap

 Le schéma S.I.M.H. du Handicap

 

La définition adoptée par la loi française du 11 février 2005 : « Egalité des droits et des chances pour la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » diffère singulièrement : « Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant ». Cela vaut mieux, cependant que l’absence de définition, comme dans la précédente loi du 18 juin 1975, qui ne définissait pas le handicap. Elle est probablement perfectible dans le futur.

L’application aux soins dentaires est aisée :

1 - Les lésions (2) sont les altérations de la cavité buccale (langue, palais, lèvres, joues.), de la denture, des gencives, des articulations temporo-mandibulaires avec sa physiologie (ouverture de bouche, diduction, rétention de la salive…),

2 - Les fonctions sont : mastiquer, déglutir, sucer, mordre, saisir (avec les dents ou les lèvres), cracher, parler, siffler, chanter, crier, hurler, baiser, embrasser, sourire, avoir une mimique agressive (« montrer les dents ») ;

3 - Les situations sont : manger, boire, se nettoyer les dents et la bouche, jouer d’un instrument à vent, converser, appeler, fumer ou chiquer, agresser son semblable…

4 - La subjectivité comporte l’estime que l’on a de sa bouche et de ses dents que l’on montre ou que l’on cache et les circonstances de leurs altérations (accident par ex. avec le sentiment de victimisation), la sensation de ne pouvoir manger comme les autres, d’être diminué, celle d’être perçu comme « différent », voire « anormal ». Un mauvais état bucco-facial est donc une cause de situations de handicap, diversement vécues mais les atteintes associées (physiques, mentales, sensorielles ou psychiques) sont autant de facteurs supplémentaires (déplacement, compréhension-participation) qui handicapent bon nombre de personnes pour accéder de façon satisfaisante aux soins auxquels ils peuvent prétendre, peut-être davantage encore que le reste de la population, du fait d’altérations spécifiques ou du besoin des fonctions issues de la sphère bucco-faciale à un bon niveau de performance.

 

Les applications aux soins bucco-dentaires de la théorie quadridimensionnelle du handicap.

Il s’agit de tenir compte de cette approche pour tenter d’identifier, en premier lieu, les lésions qui sont ici les altérations des éléments de la cavité buccale : La langue, le palais, les lèvres et les joues sont concernés. La physiologie buccale doit aussi être prise en compte, parce que les lésions concernent non seulement l’anatomie mais également la physiologie, comme la sécrétion salivaire et la rétention de la salive. Certaines personnes en situation de handicap rencontrent, en effet, des difficultés pour retenir leur salive. On entre ainsi dans le niveau fonctionnel. La bouche sert à mastiquer, à déglutir, à sucer, à mordre, à saisir, à cracher, à parler, à siffler, à chanter, à crier, à hurler, à embrasser, à sourire, à avoir des mimiques agressives en montrant les dents etc. Ces fonctions humaines relèvent de la sphère buccale et déterminent le regard qu’autrui portera dans la relation sociale. Les dents ont une fonction importante de préhension accessoire dans la vie courante et essentielle dans les atteintes de la commande des doigts. Nous nous intéressons ensuite aux situations que sont manger, boire, se nettoyer les dents et la bouche, jouer d’un instrument, converser, appeler, fumer, chiquer, agresser par la morsure etc. Ces situations peuvent poser des difficultés à la personne en situation de handicap, qui aura alors besoin d’une réadaptation, voire d’une rééducation. La quatrième dimension est celle de la subjectivité, traduite dans ce cas par l’estime qu’une personne porte à sa bouche et à ses dents. Cette caractéristique se révèle extrêmement importante et détermine notre choix de montrer ou de cacher. Les circonstances d’altération, dans le cas par exemple d’un accident associé à un sentiment de victimisation, peuvent jouer un rôle important. Ainsi, dans le cas d’un accident de voiture, des dégâts dentaires importants peuvent être causés. La mâchoire ou encore l’articulation temporo-maxillaire peuvent également être affectées. La sensation de ne plus pouvoir manger comme les autres, d’être diminué, d’être perçu comme différent, voire « anormal », alors que ce mot doit être évité, se développe.

En conclusion, le mauvais état bucco-dentaire, que j’ai préféré appelé bucco-facial qui élargit à la face entière l’expression sociale, est à l’origine de situations de handicap diversement vécues. En outre, des atteintes y sont associées, qui peuvent être physiques, mentales, sensorielles ou psychiques. Ces quatre grandes catégories (3) peuvent englober tous les groupes de personnes en situation de handicap. La loi du 11 février 2005 a le mérite, contrairement à la loi de 1975, d’intégrer les personnes présentant des troubles psychiques, relevant de la psychiatrie. Alors que la loi de 1975, qui ne les mentionnait pas, les intégrait dans l’application, la loi de 2005 évoque explicitement les situations de handicap en cas d’atteintes physiques, mentales, sensorielles pour les aveugles, les malentendants ou les malvoyants, ou psychiques. Lorsque nous soignons une personne pour l’un de ces problèmes, les quatre dimensions mentionnées nous permettent d’insérer son problème buccodentaire dans un ensemble intégrant les déplacements, la compréhension et la participation. Ces situations handicapent de nombreuses personnes pour accéder de façon satisfaisante aux soins. L’accessibilité de base est parfois rendue difficile par la présence d’un escalier difficile à franchir. Accéder aux soins auxquels elles peuvent prétendre est rendu plus difficile que pour la majorité de la population, en raison d’altérations spécifiques et du besoin des fonctions issues de cette sphère bucco-faciale à un bon niveau de performance.

 

Bibliographie

1 - Sadan-Kowadlo Ouri, « Le handicap Physique et la ville », thèse, faculté de Médecine de Créteil, 1975.
2 - Hamonet Cl., de Jouvencel Marie, « Handicap, des mots pour le dire, des idées pour agir », éditions Connaissances et savoirs, Paris, 2006.
3 - Hamonet Cl., « Les personnes en situation de handicap », col. "Que sais-je ?", PUF, 6ème édition, Paris, 2010.